ENLEVEZ LES CORSETS, Camille Claudel et les sculptrices polonaises du XIXe siècle

Pour exister, les sculptrices polonaises de l’époque de Camille Claudel ont dû arracher le corset moral que leur imposait la société patriarcale. Le Musée National de Varsovie rend hommage à ces femmes qui se sont battues pour pratiquer leur art.

ARTISTE FEMME, LE COMBAT CONTINUE

Les sculptrices polonaises à l’honneur à Varsovie

Le Musée National de Varsovie propose un cycle de trois expositions consacrées aux sculptrices polonaises. La première étape qui se termine le 10 septembre 2023 évoque les pionnières qui dès le milieu du XIXe siècle ont voulu apprendre la sculpture alors que les écoles d’art leur étaient fermées. L’exposition suivante s’intéressera à la génération des jeunes polonaises formées au début du XXe siècle dans l’atelier parisien d’Antoine Bourdelle. Enfin le cycle se terminera avec les travaux des sculptrices polonaises des années 1950 et 1960.

Une commissaire engagée

Ewa Ziembinska, conservatrice des collections de sculptures des musées National et Xawery Dunikowski de Varsovie est la commissaire de cette exposition. Cette spécialiste de l’histoire de l’art des XIXe et XXe siècles s’intéresse aux sculptrices polonaises injustement oubliées. Le sujet dépasse largement les frontières du pays puisque partout dans le monde les femmes n’ont pas eu la chance d’être initiées à l’art comme leurs homologues masculins. On peut le déplorer, ce qui ne fait guère avancer la cause, ou bien tenter de retrouver le peu d’œuvres qui ont échappé à la destruction pour les présenter au public : c’est le pari fou et réussi d’Ewa Ziembinska, fruit de longues années de recherches.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?

Dans son article fondateur qui date de 1971, l’historienne d’art américaine Linda Nochlin (1931-2017) pose cette question sans réponse. En effet, la notion même de « grand artiste » est strictement masculine, forgée par les hommes, pour les hommes. Lukasz Gawel, directeur du musée National de Varsovie, note dans le catalogue de l’exposition que l’émancipation des femmes est encore en cours. Si elles exercent plus aisément qu’au XIXe siècle une activité artistique, il y a toujours des endroits dans le monde où leurs droits fondamentaux sont bafoués. Cette exposition répond donc aujourd’hui à ce devoir de mémoire, pour dénoncer un scandale avec la volonté d’y remédier. Le meilleur argument pour défendre cette cause est de nous confronter à ces œuvres puissantes pour notre pure délectation.

UNE EXPOSITION SOUS L’ÉGIDE DE CAMILLE CLAUDEL

Préambule

Camille Claudel est le porte-drapeau de cette exposition car lorsqu’Ewa Ziembinska a interrogé ses collègues et relations sur la personnalité qui leur venait en tête lorsqu’on parle de sculptrice, son nom s’est tout de suite imposé. Pourtant, l’artiste française a mené une lutte solitaire sans convictions féministes avérées comme le souligne Véronique Mattiussi dans son texte brillant écrit pour le catalogue. C’est donc sa confiance, son indifférence aux conventions de l’époque qui restent un modèle pour les sculptrices polonaises et l’occasion pour le musée de réaliser la première exposition en Pologne centrée sur Camille Claudel.

En quête du moindre indice

La douzaine de sculptrices polonaises exposées sont, pour la plupart, nées entre 1850 et 1870. Ewa Ziembinska et son assistante Alicja Gzowska ont cherché avec perspicacité les traces de ces artistes pionnières dans la professionnalisation de leur art (voir l’article dans le catalogue de Magdalena Kasa de l’Académie Polonaise des Sciences qui analyse comment les critiques d’art les ont évoquées).

L’exposition s’ouvre sur une photographie de groupe.

Awit Szubert, Photographie des étudiantes en Art du Dr Baraniecki à Cracovie, avant 1882.

Il s’agit d’étudiantes en art des Cours Supérieurs pour Femmes créés en 1868 par le docteur Adrian Baraniecki, l’une des toutes premières écoles du genre en Pologne. La peintre Olga Boznanska assise à l’extrême droite en est la figure emblématique. Parmi ces cinq jeunes femmes, se trouve à l’extrême gauche la sculptrice Antonina Rozniatowska (1860-1895) qui pose d’un air assuré, maillet et ciseau en main. Une femme debout à droite présente son bas-relief et arbore un tablier tâché comme pour souligner l’aspect physique et salissant de son art. Il s’agit de Tola Certowicz (1862-1918). Cette photographie d’Awit Szubert, nous présente ici deux des héroïnes de cette exposition en quatre parties dont la première est consacrée aux maîtres.

1. Les Maîtres : l’opportunité d’étudier

La chance de Camille Claudel est d’avoir rencontré Alfred Boucher (1850-1934), jeune sculpteur qui a cru en elle et qui l’a encouragé à suivre sa vocation. Ses homologues polonaises n’ont pas toujours eu accès à un pédagogue qui les prennent en considération. Pour illustrer cette attention indispensable et honorer le professeur, rien de plus judicieux que le choix de la Jeanne d’Arc écoutant les voix d’Alfred Boucher qui résume l’étymologie même du mot vocation. La sculpture condense tout le parcours de l’héroïne française depuis l’appel initial jusqu’aux chaînes de la prison.

Alfred Boucher (1850-1934)
Jeanne d’Arc écoutant les voix, 1911
Marbre, 130 x 60 x 70 cm.
Musée National de Varsovie

On ne sera pas surpris de trouver dans cette salle une sculpture d’Auguste Rodin représentant Camille, même si le Maître n’était guère pédagogue, tout comme Le buste de Diane d’Alexandre Falguière, qui lui, a été un excellent professeur, notamment auprès de l’artiste polonaise Iza de Albazzi.

Mais la sculptrice la plus emblématique pour défendre la cause féminine est bien sûr Hélène Bertaux (professeur notamment de Tola Certowicz), qui a dédié sa vie entière à la reconnaissance du statut professionnel des artistes femmes. Le terme de sororité prend tout son sens à son évocation, traduisant une solidarité et une compréhension dont les femmes avaient besoin pour œuvrer dans le domaine de la sculpture qui, au XIXe siècle, était réservé aux hommes.

Hélène Bertaux (1825-1909)
Psyché sous l’emprise du mystère, 1893
Bronze, 180 x 60 x 45 cm
Petit Palais, Musée des beaux-arts de la ville de Paris

Sa Psyché est comme elle : en quête d’absolu.

Certaines élèves d’Hélène Bertaux ont suivi son exemple en enseignant la sculpture. Heureusement les artistes polonaises ont aussi trouvé chez elles des sculpteurs pour les guider. L’exposition présente ainsi des œuvres de Marceli Guyski et d‘Hipolit Marczewski, mais c’est l’Aquarius de Jan Woydyga, barde ou signe astrologique, qui a piqué notre curiosité avant de franchir le seuil de la salle suivante.

Jan Woydyga (1857-1938)
Aquarius (Barde), ca. 1900
Alliage de zinc, 34 x 47 x 37 cm
Musée National de Varsovie

2. En mission : devoirs religieux et patriotiques

Malgré le peu de reconnaissance dont jouissaient les artistes polonaises, celles-ci n’ont pas renoncé à leurs convictions, quitte à se marginaliser davantage.

Helena Skirmuntt et Tola Certowicz ont ainsi traversé dans la douleur l’insurrection de Janvier 1863 contre l’Empire russe : la première subit l’exil, la seconde y perd son père. Leurs œuvres sont chargées de foi et de résistance à l’oppression.

Envoyée au fin fond de la Russie pour avoir soutenu le soulèvement, Helena Skirmuntt confectionne un jeu d’échec qui exalte les grandes heures de sa patrie : la bataille de Vienne de 1683 où le roi de Pologne Jean III Sobieski repousse victorieusement les visées expansionnistes de l’Empire Ottoman. Chaque pièce du jeu d’échec sans Dames immortalise les protagonistes du combat. Les vaincus en bronze argenté sont les troupes du Grand Vizir Kara Mustafa avec ses dignitaires, soldats et mercenaires (Bachi-Bouzouk), les vainqueurs en bronze doré sont les polonais, le roi Sobieski en tête. Ewa Ziembinska a sollicité les compétences d’un champion d’échec pour positionner les pièces, transformant ainsi le damier en champ de bataille héroïque.

Helena Skirmuntt (1827-1874)
Jeu d’Échec Polonais , 1871
Chaque pièce en bronze doré et argenté mesure environ 11 cm
Musée National de Cracovie

Tola Certowicz manifeste sa ferveur et sa virtuosité en concevant, entre autres, le bas-relief d’un petit garçon en prière, émouvant de simplicité et de justesse.

Tola Certowicz (1862-1918)
Garçon en prière, 1900
Marbre, 54 x 34 cm
Musée National de Cracovie

La sculptrice bien que terminant son existence dans un couvent, ne cessera jamais de pratiquer son art. Une de ses dernières œuvre intitulée Humilité, est une des pièces maîtresses de l’exposition, révélant ainsi ses dons exceptionnels.

Tola Certowicz (1862-1918)
Humilité, avant 1918
Marbre, 69 x 44 x 32 cm
Musée National de Varsovie

3. Portrait : ce que la femme a le droit de sculpter

La plupart des sculptrices de cette époque venaient de familles de riches propriétaires fonciers. Exercer un travail rémunéré était alors, dans ces milieux aisés, une dégradation sociale, voire une menace pour l’ordre patriarcal. Le choix du sujet était souvent déterminé par des règles sociales dont Camille Claudel en France ne se souciait guère.

Camille Claudel (1864-1943)
Jeune Romain, Mon frère portrait de Paul Claudel, 1882-1883
Plâtre polychrome, 51,5 x 45 x 28 cm
Musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine

Ce buste tire son inspiration de la Première Renaissance Florentine que Camille a pu étudier au musée du Louvre. Encore débutante, elle affirme déjà un caractère résolu qui ne doute ni de son talent ni de ses choix esthétiques.

Antonina Rozniatowzka (1860-1895)
Jeune femme avec un chaton, ca. 1888
Plâtre, 76 x 46 x 35 cm
Musée National de Cracovie

Antonina Rozniatowzka (présente sur la photo de groupe qui ouvre l’exposition) s’illustre par le portrait et l’enseignement malgré sa brève existence. Loin de l’inspiration de Camille Claudel, elle cherche à rendre avec acuité les traits du modèle et du chaton, en soignant la texture du vêtement ainsi que la douceur de la fourrure de l’animal. Elle est l’artiste la mieux représentée dans cette salle. Le médaillon qui orne sa pierre tombale au cimetière Rakowicki de Cracovie a été réalisé par son amie Tola Certowicz.

Ewa Kulikowska (1850 ?-1918 ?)
Buste de vieille femme, après 1876
Terre cuite, 50 x 45 x 30 cm
Musée National de Varsovie

Les biographies de certaines de ces pionnières sont moins bien documentées et leur travail représenté par une seule pièce. C’est le cas de Ewa Kulikowska qui aurait dirigé une école de sculpture à Kiev. Son Buste de vieille femme, très réaliste laisse imaginer la qualité de sa production et doit inciter à poursuivre les recherches…

4. Corps nus : franchir les frontières

La dernière salle de cette exposition est principalement dédiée à Camille Claudel et à ses œuvres iconiques : La Valse, La suppliante, Les Causeuses, etc.
Le public polonais pourra ainsi apprécier la maîtrise et l’audace de la grande sculptrice qui a fait des émules parmi les enseignants polonais : l’artiste Iwona Demko qui signe un bel article dans le catalogue, est professeur de sculpture à l’Académie des Beaux-Arts de Cracovie. Elle incite ses étudiantes, plus nombreuses désormais que leurs homologues masculins, à s’inspirer de la lutte sans compromis menée à son époque par Camille Claudel..

Nous préférons conclure en admirant comment les sculptrices polonaises, se sont accommodées des corps nus masculins dans une société qui réprouvaient une telle proximité entre l’artiste et le modèle de l’autre sexe.

Tola Certowicz (1862-1918)
Homme nu assis, ca. 1888
Bronze, 87 x 108 x 31 cm
Musée National de Varsovie

Tola Certowicz nous livre dans ce bas-relief une œuvre très délicate, pleine de pudeur et de retenue, qui traduit sa connaissance parfaite de l’anatomie humaine. Un voile à terre pourra toujours recouvrir le charme simple de ce bel éphèbe.

Tola Certowicz (1862-1918)
Morphée, 1889
Bronze, 204 x 50 x 52 cm
Musée National de Cracovie
(L’œuvre fait partie de la fontaine du Palais de Czapski à Cracovie)

Non loin du jeune homme presque assoupi, une autre œuvre de Tola Certowicz nous permet de découvrir un aspect différent de son talent. Il s’agit d’un bronze représentant un homme barbu d’âge mûr, qui tient ses bras repliés sur sa poitrine. Il a froid, c’est la nuit, et un hibou veille à ses pieds. Ses hanches sont cachées par un drapé d’où émergent quelques fleurs de pavot ou de coquelicot. Dans cette veine symboliste, l’artiste représente Morphée, la divinité des rêves qui a pour mission d’endormir les mortels, et d’ailleurs…

Nathalie Andriolli née Tarnowska (1856-1912)
Cupidon endormi, 1896
Plâtre, 45 x 120 x 60 cm
Musée National de Varsovie

… Ne voit-on pas, à quelques pas de Morphée, un garçon qu’il a dû bercer dans ses bras ?

C’est l’œuvre de Natalia Andriolli, autre figure singulière connue pour ses sculptures néo-classiques, et qui dirige un atelier de sculpture florissant, d’abord à Varsovie, puis à Czestochowa.

Ce Cupidon endormi lui vaut une médaille d’or au Salon de Paris en 1896.

Un lys s’échappe de la main du fils de Vénus, sans doute sous l’effet du pavot de Morphée qui répand son parfum somnifère dans tout l’espace du musée. C’est le signal ! Un pas furtif se rapproche, venant de la première salle. La lampe à la main, voilà la Psyché d’Hélène Bertaux qui vient admirer son amant… pendant qu’il dort encore !

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